dimanche 12 novembre 2023

Pantalonnade

 

Au XIXe siècle, les femmes amatrices de pantalons étaient marquées à la culotte



Introduite sous Napoléon, la «permission de travestissement» est restée cachée dans les replis de la justice française jusqu'en 2013.




L'archéologue française Jane Dieulafoy (1851-1916), portant des vêtements pour homme. | Dornac via Wikimedia Commons

 



À bien des égards, le vêtement est un signe d'appartenance. Il est codifié selon des normes esthétiques et culturelles bien précises qui signalent une origine sociale, une profession, des valeurs, une idéologie.

Prenez le foulard rouge du mouvement ouvrier: il symbolise le sang versé par le prolétariat lors de sa lutte armée contre le grand capital. Le froc du moine, fait d'étoffe grossière, rappelle quant à lui son vœu de pauvreté. Tout y passe: la cravate, les boutons de manchette, le bleu de chauffe, le keffieh… Et le pantalon? Historiquement, il s'agit de l'habit des classes dominées.

 

La guerre des boutons

 

Lorsque les révolutionnaires prennent les armes en 1789, ils s'approprient un habit –le pantalon rayé– qui est la marque du peuple. Vêtement de travailleur, souvent élimé, il jure avec les «culottes» (qui s'arrêtent aux genoux et se prolongent par des bas de soie) habillant les aristocrates. C'est avec le plus grand mépris qu'on baptise «sans-culottes» ces insurgés débraillés… Loin de s'en offusquer, les révolutionnaires en font un symbole d'émancipation et de liberté, au même titre que le bonnet phrygien, cultivant l'uniformisation de l'habit comme vecteur de l'égalité entre les hommes.

 

Les revendications égalitaires des femmes, pourtant virulentes pendant la Révolution, ne sont en revanche pas entendues. Napoléon enfonce le clou en 1804 en les réduisant à l'état de mineures dans le code civil. En résulte une double conséquence textile. D'un côté, la montée en puissance du pantalon (masculin) à partir des années 1830, liée aux récentes évolutions sociales. De l'autre, l'interdiction faite aux femmes de porter une tenue susceptible de brouiller la frontière entre les sexes, sous peine d'amende voire d'un bref séjour en prison. Les relations de pouvoir et de soumission s'imposent sous toutes les coutures…

 

En effet, même si la garde-robe féminine de l'époque semble plus riche que le vestiaire des messieurs (souvent limité au complet, à la redingote et au chapeau melon), elle dissimule une forme d'asservissement. À la femme sont associés des vêtements délibérément ouverts, comme la jupe, ou au contraire restrictifs, comme le corset et les porte-jarretelles. Surexposition des attributs féminins d'un côté, carcan qui rappelle sa faiblesse physique de l'autre. Le message est clair: nulle femme ne doit porter la culotte, sous peine de bousculer un patriarcat bien établi.

 

En de rares occasions, toutefois, il est possible aux femmes de s'approprier cette pièce essentielle de l'accoutrement masculin. Le 7 novembre 1800, une ordonnance de la préfecture de police de Paris autorise les femmes à porter le pantalon pour des raisons professionnelles ou de santé. Auquel cas, on peut se faire délivrer une «permission de travestissement» à présenter aux autorités compétentes en cas de contrôle. «Toute femme trouvée travestie, qui ne se sera pas conformée aux dispositions des articles précédents, sera arrêtée et conduite à la préfecture de police», précise le texte.





La permission de travestissement accordée par le préfet de police à l'artiste Adèle Sidonie Louis le 28 octobre 1862. | Préfecture de Paris via Wikimedia Commons

 



Tissus de mensonges

 

Si le document semble ouvrir aux femmes les placards de leurs maris, dans les faits, rares sont les autorisations distribuées –notamment parce qu'elles sont conditionnées à un examen par un professionnel de santé et sa décision favorable. Du reste, la permission vient avec des restrictions. La peintre Rosa Bonheur, par exemple, est titulaire d'une telle autorisation «sans qu'elle puisse, sous ce travestissement, paraître aux spectacles, bals et autres lieux de réunion ouverts au public».

 

Celles qui en bénéficient sont d'abord des femmes d'influence (Marguerite Bellanger, maîtresse de Napoléon III), des artistes (George Sand, Gisèle d'Estoc) ou des savantes (l'exploratrice Jane Dieulafoy, la médecin Madeleine Pelletier). Étrangement, le port du pantalon est autorisé aux femmes à barbe qui font sensation dans les foires, comme si le poil justifiait la tenue. Allez savoir.

 

Au XXe siècle, l'ordonnance n'est plus délivrée –en tout cas, les archives de la préfecture de police de Paris n'en gardent pas la trace. Tombée en désuétude, la loi de 1800 est contestée par la démocratisation de certains sports dans les milieux féminins, notamment le cyclisme et l'équitation, qui affranchissent le pantalon… même s'il faut des pionnières qui ne manquent pas de poigne (à l'image de Marie Marvingt, aviatrice, inventrice, sportive, alpiniste, infirmière et journaliste) pour l'imposer.

 


Les aviateurs Marie Marvingt et Paul Echeman se retrouvent pour faire du ski ensemble à Chamonix (Haute-Savoie), en février 1912. | La Vie au Grand Air via Wikimedia Commons

 



On trouve encore des hommes pour se plaindre des «garçonnes» jusqu'en 1930. Les créateurs de mode, quant à eux, boudent le pantalon féminin jusqu'aux années 1950. Cela va finir par changer. Après les années de guerre qui ont vu les dames emprunter les bleu de chauffe de leurs maris et sillonner la France occupée à bicyclette, les silhouettes féminines «pantalonnées» deviennent plus fréquentes.

 

En 1969, un conseiller exige l'abrogation de l'ordonnance de 1800, mais se voit répondre par le préfet de police Maurice Grimaud qu'on ne saurait changer des textes «auxquels les variations prévisibles ou imprévisibles de la mode peuvent à tout moment rendre leur actualité». Patience, donc: la permission de travestissement finira par être gommée des tablettes de la justice française en… 2013.

 

 




Source : https://www.slate.fr/story/255945/femmes-porter-pantalon-xixe-siecle-permis-travetissement-autorisation-prefecture-napoleon






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