Le cuckolding n’est pas une pratique sexuelle si
moderne que ça
Admirer sa compagne en train d’avoir des relations sexuelles avec un autre homme est une pratique qui reste très conventionnelle.
«Louis d’Orléans dévoilant une maîtresse», huile sur toile réalisée vers 1825 par Eugène Delacroix et actuellement au musée Thyssen-Bornemisza, Madrid | via Wikimedia Commons
Mi-novembre, le journal britannique The Independent consacrait un article au «cuckolding» et écrivait que cette pratique sexuelle, qui consiste à ce qu’un homme non seulement consente à ce que sa compagne ait des rapports sexuels avec un autre homme mais en plus les observe en plein acte et en tire une excitation certaine, était «en hausse». La preuve invoquée: la croissance, constante, de la recherche du terme sur Google. Il est vrai que le nombre de recherches a plus que doublé depuis janvier 2004 pour le mot anglais «cuckolding». Et la progression est encore plus flagrante pour son équivalent français, le «candaulisme», le vocable ayant été vingt fois plus recherché sur le net en 2016 qu’en 2004.
Quant à la recherche de la terminologie erronée «caudalisme» (dérivé qui tient peut-être de notre esprit à la fois scabreux et latinisant, caudal signifiant «qui est relatif à la queue ou à ce qui constitue l’appendice terminal» et venant du latin cauda, qui veut tout simplement dire queue), elle a elle aussi pris de l’ampleur sur le moteur de recherche. Le candaulisme serait-il alors à la page et l’intérêt pour cette pratique une caractéristique du couple moderne? Pour le professeur de sexologie à l’université de Liège Philippe Kempeneers, spécialiste des paraphilies, c’est-à-dire toutes les pratiques sexuelles qui dévient de la norme, c’est plus «ambigu».
Déjà, l’accroissement des recherches sur Google ne rend pas forcément compte d’une augmentation de la pratique –il y a une différence entre se renseigner sur un fait pour l’étudier et faire une recherche sur quelque chose que l’on embrasse, dans sa tête comme fantasme ou dans la vie comme pratique (coucou la loi interdisant la consultation de sites faisant l’apologie du terrorisme). Reste que, «si la situation socio-historique ne crée pas le fantasme, elle en favorise l’expression, ajoute le sexologue, les gens tendant à légitimer leurs fantasmes en voyant que d’autres partagent cette même marotte». Et quoi de mieux qu’internet pour constater que l’on n’est pas le seul couple à (vouloir) pratiquer le candaulisme ou du moins à apprécier des films pornos avec des scénarios candaulistes?
Mais, que la croissance des recherches sur Google de ces termes témoigne d’un intérêt graduel pour le cuckolding ou d’une acceptation grandissante de cette pratique, cela ne signifie en rien qu’elle est nouvelle. La chercheuse associée à l’Ined Maryse Jaspard, auteure de Sociologie des comportements sexuels (éd. La Découverte, 2005), mentionne la présence de cette pratique depuis les temps les plus anciens dans la littérature et les images érotiques; en attestent les nombreuses estampes japonaises, avec un homme qui observe derrière un paravent un couple en train de forniquer. L’huile sur toile qui illustre cet article a été réalisée par Eugène Delacroix en 1865 et l’on y observe Louis Ier d’Orléans, qui vécut entre 1372 et 1407… Et considérons l’origine du terme candaulisme: le mot vient du roi Candaule, souverain semi-légendaire qui, d’après un poème d’Hérodote, voulait qu’un de ses gardes du corps observe les charmes de son épouse et qui a régné en Lydie au VIIIe siècle avant J.-C. «Dans les sociétés plus anciennes, quand les barbons épousaient des jouvencelles, il était monnaie courante que le vieillard regarde sa femme faire l’amour avec un autre homme», poursuit Maryse Jaspard, tout simplement parce qu’il n’était plus en âge de copuler —le Viagra n’avait pas encore vu le jour. Il y a donc clairement plus contemporain…
Rejet du patriarcat
Le couple rejetait activement et consciemment la pression sociale à inhiber la sexualité des femmes
David J. Ley, docteur en psychologie
Mais les raisons, multiples, derrière cette pratique, peuvent aussi revêtir des habits récents. En 2010, sur le site de Psychology Today, le docteur en psychologie David J. Ley listait dans un post de blog tout ce qui pouvait expliquer que des hommes prennent du plaisir à ce que leur femme soit infidèle, dans le cadre de son enquête pour son livre Insatiable Wives: Women Who Stray and the Men Who Love Them (Rowman & Littlefield Publishers, 2012, 2e édition, non traduit en français), soit Épouses insatiables: ces femmes qui ont une aventure et les hommes qui les aiment. Il évoquait le voyeurisme, le masochisme et écrivait qu’il avait rencontré de nombreux hommes «qui, en raison de problèmes physiques, n’étaient plus en capacité d’être aussi vigoureux qu’auparavant au lit […] et qui ressentaient la diminution de satisfaction sexuelle de leur femme encore plus profondément qu’elle-même et l’encourageaient à coucher avec d’autres hommes».
À cela peuvent s’ajouter des motivations «abandonniques», souligne Philippe Kempeneers:
«Dans les cabinets, on retrouve cette configuration. Certains hommes ne se sentent pas à la hauteur de la satisfaction sexuelle de leur épouse et, pour éviter d’être abandonnés, organisent cette pratique.»
C’est notamment le cas de Tyroler, qui témoigne sur le site candaulisme.com:
«Au départ je ne pouvais pas comprendre pourquoi une telle beauté (réellement) pouvait être avec un mec comme moi. Je ne cherche pas à me dévaloriser […] mais elle c’était une vraie bombe. […] J’avais toujours eu peur de ne pas pouvoir lui en donner suffisamment et j’ai préféré la partager plutôt que de la perdre.»
Quand Tyroler écrit ensuite s’être «aperçu que les “tableaux” sexuels [que sa femme lui] offrait [lui] donnaient un plaisir incomparable», on retrouve un motif adjacent, également mentionné par David J. Ley. Des hommes lui avaient ainsi confié que, leurs femmes ayant une plus grande capacité sexuelle qu’eux, ils étaient «simplement excités et heureux d’être capables de la voir satisfaite sexuellement, à un niveau qu’un seul conjoint ne pourrait atteindre». Autre motivation connexe parfois invoquée par ces candaulistes: le féminisme. David J. Ley signalait ainsi qu’il avait été «surpris du nombre de couples qui embrassaient avec force des principes féministes et de la façon dont ces maris décrivaient leur joie face à cette indépendance, cette confiance et cette affirmation de soi accrues, qui venait de la liberté pour leur femme d’avoir des relations sexuelles avec d’autres hommes»:
«De nombreux hommes soulignaient que, par la sexualité ouverte de leur compagne, le couple rejetait activement et consciemment la pression sociale à inhiber la sexualité des femmes, à faire valoir la monogamie et un modèle patriarcal.»
Fantasme masculin
Sauf que cet «empowerment» des femmes n’est pas si évident —et précisons que le fait d’humilier l’homme en le faisant cocu, qui plus est devant lui, n’est pas en soi un signe de pouvoir des femmes qui pratiquent le candaulisme. «L’émancipation absolue est un leurre, on ne fait que remplacer les cadres. À l’instar de toutes les contestations, le candaulisme a ses propres limites», appuie Philippe Kempeneers. La preuve: «globalement, les femmes vont avoir tendance à permettre à leur partenaire d'aller voir ailleurs sans elles-mêmes participer à ces activités sexuelles», ne serait-ce qu’en observant l’accouplement. C’est là qu’apparaît l’ambiguïté de cette pratique du cuckolding: elle est majoritairement réalisée à la demande des hommes. En témoigne Christel791 sur candaulisme.com:
L’homme reste le maître du jeu car il l’autorise
Maryse Jaspard, auteure de Sociologie des comportements sexuels
«Aujourd’hui, le plaisir de mon homme est que j’aie un amant, voire plusieurs! Mon plaisir est essentiel pour lui et il pense qu’il ne me satisfera pas et que j’ai besoin d’autres saveurs comme il dit! Mais je vous avoue entre vous et moi qu’il me suffit amplement! […] J’ai peur de pratiquer le candaulisme par obligation pour lui faire plaisir et de le perdre si tel n’est pas le cas!!»
Pas étonnant: le cuckolding est issu d’un fantasme masculin très classique et partagé de «voir sa femme en train de se faire pénétrer par un autre homme», insiste Maryse Jaspard, fantasme qui n’élude en rien «ce rapport classique assez ancestral de l’homme chef de famille qui a tout pouvoir sur la femme et de la femme comme faire-valoir de l’homme». D’autant que, même si la femme peut y prendre du plaisir, la mise en pratique n’échappe pas non plus à la domination masculine. «L’homme reste le maître du jeu car il l’autorise», ponctue Maryse Jaspard, comme le montre ce témoignage auprès de The Independent d’une femme mariée encouragée par son mari à le tromper (même s’il n’assiste pas directement à la scène): «Je ne peux pas croire que mon mari me laisse avoir autant de relations sexuelles que je le veux avec mon petit ami. Je suis chanceuse.»
Retour du refoulé
Derrière la libération sexuelle de la femme, se profile la question de l’appartenance de son corps. David J. Ley évoquait aussi ces hommes qui ressentaient de l’excitation du fait d’avoir une femme tellement sexy que d’autres hommes la désiraient mais qui, finalement, revenait à lui. Leon F. Seltzer, docteur en psychologie qui a lui aussi blogué sur Psychology Today, écrivait ainsi en février 2016 que «l’idée de partager sa très désirable et “tentatrice” femme […] gonfle l’homme de fierté, dans le sens où, au bout du compte, il reste celui qui en conserve la “propriété” finale».
C’est pour cela que le professeur de sexologie à Liège évoque un «retour du refoulé». Car «la sexualité de la femme reste au service de l’homme», fait remarquer Maryse Jaspard. Et puis, même s’il est ici question d’infidélité, c’est une infidélité dans la fidélité, un adultère contractuel qui ne remet pas en cause le couple ni la monogamie. S’il peut aussi être question de bisexualité, l’homme cocufié pouvant apprécier le corps et les prouesses de son adversaire masculin, reste en fond le couple hétérosexuel. Rien que de très normé et cadré sous des apparences de modernités libertines. Peut-être que ce qui est moderne dans cette pratique du cuckolding, suggère Maryse Jaspard, c’est qu’elle s’inscrit dans l’ère de «la jouissance à tout prix»:
«Dans la vie moderne, le travail a pris une importance considérable et forcément, au quotidien, la vie sexuelle passe au second plan. Mais, comme on parle beaucoup de sexualité, il y a presque une injonction à ce que les couples qui tombent dans une certaine monotonie sexuelle et qui ont des rapports sexuels espacés essayent l’échangisme, le sadomasochisme un peu soft… et pimentent leurs pratiques.»
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire