Tous les homosexuels ne pratiquent pas la pénétration anale, de même qu’on peut être hétérosexuel et aimer être pénétré. Notre construction de la masculinité traditionnelle veut qu’« vrai » homme se doit d’être au-dessus. Cela n’a pas toujours été le cas, nous explique Maïa Mazaurette, chroniqueuse de « La Matinale du Monde ».
Au risque de terrifier les anatomistes, il semblerait que les hommes aient deux corps. Le premier, organique, serait constitué de muscles, de nerfs et autres rotules, offrant d’innombrables potentialités érotiques. Le second corps, symbolique, formerait une version culturellement acceptable du premier : les zones érogènes se concentrent dans le pénis, qui n’existe qu’en érection. La prostate perd son rôle d’organe pour devenir une réponse de Trivial Pursuit (« As-tu lu l’intégrale des œuvres de Prostate ? »). Le mâle se voit amputé de son anus (dommage). Subir une pénétration devient impossible. Sans parler d’aimer ça.
Un dialogue de sourds s’enclenche entre ceux qui peuvent concevoir un homme dans une position de réception sexuelle, et ceux qui littéralement, trouvent cette idée impensable.
Ces derniers nient non seulement le plaisir ressenti pendant l’acte, mais sa faisabilité. Dans ce fascinant univers parallèle, la nature ne permettrait pas d’intromission anale, sauf 1) sur les femmes (nous sommes étrangement plus libérés quand il s’agit du corps féminin), 2) entre gays, 3) à Guantanamo, comme torture.
Cette incapacité à envisager des hommes hétérosexuels pénétrables ne concerne pas que le mâle lambda : mêmes les études scientifiques viennent à manquer. Nous ne disposons pas d’imagerie cérébrale sur le Super-O (pour « super-orgasme »). Mais nous savons par exemple qu’un homme de 63 ans peut obtenir jusqu’à dix jouissances avant l’éjaculation (université de Sheffield, 2017).
Angoisse
Médicalement, le massage prostatique est reconnu comme pourvoyeur d’orgasmes plus longs et plus intenses. Au cas où le doute subsisterait sur la grande motivation des adeptes, la liste infiniment renouvelée des objets retrouvés par les urgentistes dans les rectums du peuple clôt le débat.
Alors, pourquoi tant d’hésitations, quand on sait que notre moralité est aussi élastique que notre culture ? Pourquoi en appeler à la nature, quand il s’agit justement d’utiliser une ressource avec laquelle nous sommes nés ?
En 2018, alors que nous prétendons courir tous les plaisirs imaginables, cette réticence ne laisse pas de surprendre. Il existe bien sûr une homophobie intériorisée (les enfants apprennent très tôt qu’« enculé » est une insulte, mais pas « enculeur »). Cette angoisse n’appartient cependant pas consubstantiellement à notre culture. L’excellente Histoire de la sexualité dirigée par Sylvie Steinberg (à paraître aux PUF dans deux mois) permet ainsi d’expliquer – et de relativiser – ce phénomène.
Du côté des Grecs, c’est bien connu, les relations sexuelles entre hommes existent – donc la pénétration réceptive. Elles sont acceptées, n’entraînent aucune identité particulière, à condition que le citoyen reste au-dessus, sous peine de marquer une faiblesse civique (mais pas morale). Dans la Rome antique, pas question de débaucher un garçon futur citoyen, mais un homme pouvait par exemple coucher avec des prostitués hommes. A partir du IVe siècle de notre ère, les empereurs chrétiens condamnent la pénétration des hommes par des hommes. Mais pas l’homosexualité, qui n’existe pas et dont la dénomination n’apparaîtra qu’en 1868-1869 !
L’idée d’un troisième sexe
Aujourd’hui, pour nous, une intromission anale est perçue comme incroyablement « grave » et engageante, au point qu’elle constitue une sorte de point de non-retour. Cette hiérarchisation n’a pas toujours existé. Ainsi, dans les poèmes satiriques de Martial (au Ier siècle de notre ère), toutes les pratiques en prennent pour leur grade, mais les pires sont la fellation et le cunnilingus, parce qu’elles souilleraient l’organe noble que serait la bouche, par laquelle s’exprime la voix du citoyen.
Au Moyen Age, on serre la vis ! L’homme doit reposer sur la femme pendant l’acte sexuel, afin de se conformer au rapport hiérarchique des sexes. Du côté des galipettes entre hommes, la sodomie n’a pas encore pris le sens qu’elle possède aujourd’hui. Et surtout, elle ne s’associe pas à l’homosexualité telle que nous la concevons : il n’y a pas de continuité perçue entre le fait d’aimer un homme et avoir des rapports homosexuels, de même qu’être soumis sexuellement n’est pas directement lié à un caractère efféminé.
Autre différence de taille avec notre monde contemporain : au XVe siècle, le rapport homosexuel actif est réprimé bien plus cruellement que le rapport passif (du moins en Italie et en Espagne). Celui qui subit paraît moins fautif. Encore heureux, car pour les sodomites, les peines sont allées jusqu’à la castration et la mort (voire, pour les enthousiastes, la mort sur un bûcher avec le pénis transpercé par une aiguille ou un clou).
Il faudra attendre l’an 1791 pour que le code pénal français exclue pour la première fois la sodomie de la liste des crimes punissables. Mais la médicalisation s’incruste dans la partie : à la fin du XIXe siècle, on commence à percevoir l’homosexualité comme une inversion. Elle était une pratique, elle devient une identité : celle d’hermaphrodites moraux. C’est l’apparition de l’idée d’un troisième sexe. Dans le même temps, la condamnation religieuse campe sur ses positions. Le IIIe Reich parachèvera le désastre en envoyant les homosexuels (« radicalement malades », une « peste », selon Himmler) dans les camps.
L’héritage pèse lourd
Nous voici donc en 2018. Lentement, notre société détricote l’association entre homosexualité et pénétration anale des hommes – comme vous l’aurez constaté, une association assez récente ! Nous nous rendons compte péniblement que tous les homosexuels ne pratiquent pas la pénétration anale,
de même qu’on peut être hétérosexuel et aimer être pénétré.
L’héritage pèse cependant lourd : les grandes religions restent majoritairement conservatrices (selon mes sources secrètes au Vatican, le pape François n’aurait pas encore pris position sur la réception sexuelle masculine), la médicalisation agressive de l’inversion a été remplacée, dans le cas du massage prostatique, par de relatifs encouragements (toucher sa prostate devient une question de santé sexuelle). Les Français acceptent l’homosexualité à 77 %. Mais on ignore combien accepteraient d’être touchés, là, en bas, derrière.
Finalement, c’est encore notre construction de la masculinité traditionnelle qui constitue le pire blocage. Un « vrai » homme doit être au-dessus. Tant pis pour les Super Orgasmes. Tant pis pour la reconnaissance de ses potentialités physiques.
A ce titre, et c’est un comble, nous faisons passer un plaisir charnel (« jouir d’un corps d’homme ») après un plaisir intellectuel (le plaisir de se sentir un « vrai homme »). Nous choisissons le regard social plutôt que la chambre à coucher. Nous choisissons la peur. Dans le monde de la virilité toute-puissante, ça ne manque pas d’ironie.
Maïa Mazaurette