Lynn Bertholet: «Je n’avais pas conscience des privilèges que j’avais en tant qu’homme»
«On ne comprend pas. Tu vas renoncer à tous tes privilèges d’homme!» Cette remarque, Lynn Bertholet l’a entendue à plusieurs reprises au cours de sa transition, le processus d’adaptation sociale, juridique, voire médicale permettant de vivre en accord avec son identité de genre. Et elle ne comprenait pas en retour la réaction de ses amies. Perçue comme une femme dans la société et reconnue comme telle depuis le 19 octobre 2015, celle qui est née dans le corps d’un petit garçon observe en effet des changements de comportement dans toutes les sphères de sa vie quotidienne. «Je n’avais pas conscience des privilèges que j’avais en tant qu’homme dans l’espace public ou le monde professionnel, confie la Genevoise de 61 ans. Désormais, je me rends compte qu’il y a de vraies différences, juste à cause du genre.»
Ce qui l’a frappée en premier, c’est l’occupation de l’espace public. «Lors de mes premières sorties, les hommes que je croisais me bousculaient, se souvient-elle. Après en avoir discuté avec des proches, j’ai appris qu’il est convenu dans l’inconscient collectif que l’homme marche d’un pas assuré et que la femme s’écarte de son chemin.» Un rapport que Lynn Bertholet retrouve dans l’ensemble des lieux partagés. «Dans les transports publics, quand je suis agrippée à la barre, la main d’un homme peut se coller à la mienne. Lorsque je suis assise, mon espace est un peu consommé par le voisin qui écarte ses jambes et occupe ainsi un bout de mon siège. C’est ce qu’on appelle du «manspreading». Et c’est à nous de nous aligner en prenant notre sac sur les genoux ou en serrant les jambes.» Il en est de même dans les restaurants. «Je mangeais avec des amies et un homme s’est permis de prendre les condiments posés sur notre table sans nous adresser un mot, raconte-t-elle. Je lui ai demandé d’attendre que nous ayons terminé et il a rigolé. J’ai le sentiment que l’on compte moins et que cela ne serait jamais arrivé si nous avions été un groupe d’hommes.»
De «M. Bertholet» à Lynn
Dans les mondes professionnel et associatif, Lynn Bertholet a fait une découverte «assez désagréable» au fur et à mesure des réunions: «Quand une femme s’exprime, elle est souvent interrompue. Cela coupe son élan et sa crédibilité.» Un phénomène qu’elle ne rencontrait que très rarement auparavant et qui porte le nom anglais de manterrupting. Un autre comportement qu’elle a rapidement identifié lors d’une présentation ou d’un débat est la «mecsplication». «Ce mot désigne le fait qu’un homme reprenne nos paroles et redise ce qu’on vient de prononcer. Le message véhiculé c’est que l’argumentation est juste dans sa bouche, mais contestable dans la nôtre.» Cadre supérieure dans une banque de gestion de fortune, elle s’est aperçue que les clients ou partenaires auxquels elle se présente, car ils ne la connaissent pas, utilisent systématiquement son prénom. «Avant j’avais droit à un «M. Bertholet», pointe-t-elle. Je pense que c’est un biais inconscient chez la plupart des hommes, mais je le ressens comme l’instauration d’une relation hiérarchique.» Lynn Bertholet constate «à regret» qu’elle est moins crédible en tant que femme dans son activité professionnelle. «C’est quand même fou d’avoir dû signaler plusieurs fois que je n’avais pas été opérée du cerveau, souligne-t-elle. Mes compétences sont toujours les mêmes.»
«C’est quand même fou d’avoir dû signaler plusieurs fois que je n’avais pas été opérée du cerveau»
Pour satisfaire «l’exigence de féminité» que requiert sa fonction dans le milieu bancaire, Lynn Bertholet investit plus de temps et d’argent que lorsqu’elle était un homme, un budget rarement pris en considération. «Les hommes et les femmes jugent davantage une femme cadre sur son apparence, rappelle-t-elle. En tant qu’homme, je gardais le même complet plusieurs jours, je changeais la chemise et éventuellement la cravate. On attend des femmes un certain standing et une tenue différente chaque jour. Pour y parvenir, cela demande plus de temps le matin et des dépenses plus importantes en produits cosmétiques et pour agrandir sa garde-robe. Et c’est sans compter les rendez-vous chez les professionnels, comme l’esthéticienne, la manucure ou le coiffeur.» Même si Lynn Bertholet aime bien correspondre à certains stéréotypes féminins, il lui semble évident que toutes les femmes n’ont pas à s’y conformer et que toutes ne souhaitent pas se maquiller, s’épiler ou porter des talons. «J’en porte au quotidien et je me rends compte que la femme à talons est plus vulnérable dans l’espace public, assure-t-elle. Nous sommes plus fragiles en marchant sur les pavés ou selon les déclivités des rues. On marche moins vite aussi. C’est une réelle concession.»
L'aplomb face à un conflit de genre
Se demander si sa tenue pourrait lui attirer des ennuis. Rentrer tard le soir et ne pas se sentir en sécurité dans la rame d’un train ou en traversant le parc situé derrière chez elle. Faire des détours pour éviter certaines rues. Ces sentiments, Lynn Bertholet ne les avait jamais expérimentés en tant qu’homme. «Je me surprends à ressentir un certain malaise aujourd’hui, dit-elle. J’évite de passer par des endroits mal éclairés. Et si je croise un groupe d’hommes, je m’écarte ou le contourne en passant par un autre chemin. Tout cela pour éviter de prendre un risque.» Elle tempère: «Evidemment, cela ne concerne pas tous les hommes. Chacun a reçu une éducation différente et dispose d’une ouverture d’esprit plus ou moins large. Mais la récurrence de toutes ces scènes de vie suffit à souligner qu’il y a bel et bien une distinction dans nos actes et paroles selon le genre de la personne que nous avons en face de nous.»
«Je me surprends à ressentir un certain malaise aujourd’hui, dit-elle. J’évite de passer par des endroits mal éclairés»
Depuis que Lynn Bertholet a le corps et l’apparence sociale qui correspondent à son identité véritable, celle qu’elle revendique depuis toujours au fond d’elle, elle a davantage confiance en elle. Ce qui lui donne un certain aplomb quand elle se retrouve confrontée à un conflit de genre. «Je sais ce qui est à l’origine de ces conflits, et je réalise que les femmes cisgenres – alignées avec leur genre – ne se rendent parfois même pas compte de certaines choses, parce que depuis toutes petites elles vivent avec ces différences.» Et d’ajouter: «Moi, je n’ai pas eu cette éducation. Du coup, je pense que j’ai moins de biais inconscients comme présenter ses excuses au moment de prendre la parole. Je m’affirme, je ne m’écarte pas et je pense réellement que cela peut aider toutes les femmes.»
Chams Iaz
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