Il existe à Lausanne, sur la colline de la cité, une petite salle nichée dans le beffroi de la cathédrale. Là sont exposées, chef-d’œuvre du gothique tardif, de somptueuses stalles de chêne datant de 1275. Les parois et les accoudoirs, entièrement ouvragés, sont ornés de vigne, de palmes, de feuilles d’acanthe, d’animaux de toutes sortes, escargot, chien, tortue ou basilic, tous symboles d’une étape de la vie spirituelle. On voit aussi sur les dossiers des épisodes de l’Écriture : Samson et sa mâchoire d’âne, un petit David en bliaut affrontant un chevalier haut comme une montagne… Mais quelle est cette image grotesque, d’une femme montée en amazone sur le dos d’un vieillard ? Ce n’est ni Suzanne, ni Judith, ni Bethsabée… Ce récit édifiant, sorti tout armé de l’esprit du XIIIe siècle, devenu en quelques décennies célèbre dans toute l’Europe, et presque élevé à la dignité d’histoire sainte, c’est le Lai d’Aristote.
La fortune du Lai d’Aristote
Au Moyen-Âge, un lai est une nouvelle en vers. Certains lais sont courtois, d’autres sont paillards… Celui-ci est clérical. Voici de quoi il est question :
En route pour ses conquêtes orientales, Alexandre le Grand tombe en arrêt devant une sublime Indienne. Attirance réciproque. Rencontre, initiation. Bientôt il ne peut plus se passer de Phyllis, passe avec elle ses jours et ses nuits. L’armée est en panne, les phalanges piétinent, les généraux grommèlent. C’est là qu’entre en scène Aristote, comme chacun sait précepteur d’Alexandre, et philosophe révéré au XIIIe siècle. Sagace, le Stagyrite voit le danger qui guette son illustre élève. Il le tance vertement, ce qui produit son effet – le plus grand philosophe de l’Antiquité ne parle pas en vain. Alexandre rompt avec Phyllis. Mais avant que la caravane ne se remette en marche, la belle décide de se venger : elle a perdu l’élève, elle perdra le maître. Bliaut entrouvert, cheveux dénoués, elle jette son dévolu sur Aristote, et la tête du vieux maître lui tourne. Seulement voilà qu’elle pose une condition : à quatre pattes, le vieux savant ! Sellé ! Mors aux dents ! Et trotte et trotte et porte-moi, et trotte et trotte et montre-toi !... Las ! Vacuité de la philosophie ! Aristote s’exécute, conduit comme un ânon. Triomphe de Phyllis. Consternation de la cour. Éclat de rire d’Alexandre, et de toute l’Europe médiévale…
Or, ce lai a pour origine une obscure histoire de la tradition orientale, Le Vizir sellé et bridé : pourquoi les poètes occidentaux s’en sont-ils saisis subitement ? À quoi est due l’incroyable fortune du Lai d’Aristote ? À la Réforme grégorienne.
La Réforme grégorienne ou l’empowerment de l’Église
Imaginez une époque où l’Église a un visage totalement différent de celui que nous lui connaissons : au temps de Charlemagne, l’empereur est le chef de l’Église et de la chrétienté, sur le modèle de Constantin. C’est l’empereur qui convoque les conciles. Les évêques sont des nobles et vivent comme des nobles. Les prêtres sont mariés. En réalité, il n’y a pas grande différence entre clercs et laïcs.
Tout va changer au XIe siècle. À partir de Grégoire VII (pape de 1073 à 1085), l’Église se sépare, s’institue, se constitue, se hiérarchise, se centralise, se monarchise. Et se sacralise – pour autant que le sens latin de « sacer » est la séparation. D’abord simple évêque de Rome, le pape monte en puissance et se pose en rival de l’empereur. Il prétend nommer lui-même ses vicaires (c’est la querelle des investitures). Il s’adjoint le concours de ceux qui veulent purifier les mœurs et moraliser le clergé. Sous l’influence de Cluny, il impose aux prêtres une discipline proprement monastique : obéissance, pauvreté, célibat (cela évite en même temps la constitution de familles sacerdotales qui pourraient s’approprier les biens de l’Église). En échange de ces sacrifices, les prêtres ont de nouveaux pouvoirs, ils forment une nouvelle caste qui administre les sacrements. À l’heure où l’on commence à définir la transsubstantiation, l’autel devient un lieu magique. Sa pureté fait du prêtre un médiateur entre les hommes et Dieu.
Et pour qu’il se garde des femmes, on se met à les diaboliser. Dans son laconisme, le Lai d’Aristote condense les composantes de la conception cléricale de la femme : puissante et mal intentionnée. Dangereuse. Bientôt perverse par nature, et inspirée par le démon. Le sculpteur des stalles de Lausanne, payé pour l’édification des chanoines, a donc exécuté une œuvre de propagande anti-femmes. Ainsi, par l’intermédiaire des clercs, la Réforme grégorienne instille sa misogynie dans toute la société.
Influence de la Réforme grégorienne
Propagande réussie, cher Grégoire VII ! Message reçu ! Une bonne part d’entre nous croit encore qu’une femme peut manipuler l’homme le plus averti. Qu’il y a en elle une puissance mauvaise dont il faut se garder. Qu’il faut l’isoler, la circonscrire, l’empêcher de nuire, l’écarter. La soupçonner. Ce dont témoignent dans notre tradition une cohorte de textes misogynes, parfois admirables, de La Fontaine à Brassens. Cette stigmatisation, nous la ressentons chaque jour autour de nous, quand nous ne l’avons pas purement et simplement intériorisée : certaine misogynie féminine obéit au principe kafkaïen selon lequel la culpabilité précède la faute.
Nous n’irons pas brûler ces stalles, cher Grégoire VII, mais nous dénonçons votre propagande : Aristote ne fut jamais humilié par une femme. Pourtant depuis mille ans vos prêtres sont célibataires et ne connaissent ni femme ni famille. En réalité vous avez eu beaucoup de mal à imposer ces mesures. Le mariage est la norme avant 1100. Les historiens racontent la révolte de ces curés forcés de chasser leur femme ou leur concubine. Plusieurs traités de défense du mariage sont publiés alors en France. Il nous reste des lettres incendiaires des prêtres de Paris qui s’insurgent contre cette nouveauté contraire à la raison.
Dans la crise que nous traversons, laissons-nous inspirer par le passé. Prenons une mesure qui devrait plaire même aux plus conservateurs d’entre nous : revenons à une situation pré-grégorienne !
1 « Deux coqs vivaient en paix ; une poule survint », écrit La Fontaine, grand maître du point-virgule.
2 Qu’il maudisse ou qu’il idolâtre les femmes, quel poème de Brassens ne comporte pas une pointe de misogynie ? Réécoutons Putain de toi, Une Jolie Fleur, Misogynie à part, 95 fois sur 100, ou même La Femme d’Hector...
Je ne connaissais pas ce blog, je le découvre avec tout l'intérêt d'un masochiste soumis à ma Maîtresse et de plus je tombe sur cette pépite que sont le Lai d'Aristote et son commentaire érudit. Mes respectueux compliments...
RépondreSupprimer