dimanche 29 janvier 2017

Sexualités du Moyen Âge






Le pénitentiel de Worms, pour une approche décomplexée de la sexualité au Moyen Âge



Les Heures de Dunois, v. 1440–1450 (après 1436), Yates Thompson 3, f. 143v, The British Library. (Clique, si tu l’oses.)

Abordons aujourd’hui, si vous le voulez bien, la question de la sexualité au Moyen Âge. Inévitablement, nous allons parler de cul – pour reprendre le vocable de l’époque – aussi j’invite les oreilles chatouilleuses à tourner les talons, maintenant !
Je suis passionnée de vieux manuscrits et au cours de mes errances littéraires je suis tombée sur le pénitentiel de Burchard de Worms : le Corrector sive Medicus (le Correcteur ou le Médecin). Burchard est un célèbre évêque de l’Église impériale allemande, mon histoire se passe donc en Allemagne dans la ville de Worms, aux alentours de l’an mil. Le pénitentiel c’est le guide utilisé par le confesseur lors du sacrement de pénitence, il comprend donc une série de péchés brièvement décrits et suivis du tarif expiatoire, selon la gravité de la faute. Mais celui de Burchard est plutôt conséquent puisqu’il est composé de 159 chapitres abordant divers péchés et autres transgressions aux valeurs chrétiennes. Le pénitent doit répondre à un questionnaire de 194 questions afin d’avouer puis d’absoudre ses péchés (homicide, adultère, ainsi que les pratiques et croyances païennes ou diaboliques).
Si j’ai décidé de vous parler de Burchard c’est parce que c’est un homme d’église atypique, un humaniste qui prêche une justice modérée et vise à l’édification des mœurs. D’ailleurs Georges Duby dit de son Corrector sive Medicus que « cet ouvrage est monumental : une sorte de cathédrale dont le plan repose sur l’idée d’un progrès vers le salut » [Georges Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre, Paris, Hachette, 1981, p.69]. En effet, pour laver les souillures de l’âme des pécheurs Burchard emploie une casuistique bien précise, avec des termes choisis, des situations concrètes… Du coup, lire son pénitentiel nous donne un bel aperçu des croyances populaires, des vices et des mœurs du XIe siècle, et cela me permet de vous démontrer que la sexualité médiévale est bien moins austère que ce que laisse penser la grande majorité des représentations littéraires et picturales timorées qui nous sont parvenues, d’ailleurs souvent issues de la plume ou du pinceau d’ecclésiastiques.
Pour commencer, coupons immédiatement court aux billevesées qui tendent à faire croire que le clergé médiéval était prude et abstinent. Oui, d’accord, l’abbé Odon de Cluny1, au Xe siècle, 
assimilait la femme à un sac de fiente… Mais vous allez voir qu’en vérité, l’Église était bien plus 



portée sur la chose qu’on ne veut l’admettre. Les parties de jambes en l'air au sein des monastères étaient choses courantes et Burchard y fait également référence dans son pénitentiel lorsqu’il demande à son pénitent : « As-tu forniqué avec une moniale, c’est-à-dire avec une épouse du Christ ? Si oui, tu feras pénitence quarante jours, ce qu’on appelle carême, au pain et à l’eau, pour les sept années suivantes ; et tant que tu vivras, tu observeras tous les vendredis au pain et à l’eau » (question 46).


Le Roman de la Rose, Ms. Fr 25526, fol. 111, BNF, Paris. (Clique pour voir le manuscrit sur Gallica.)

Ainsi, pour débusquer les vices de ses paroissiens, Burchard dut envisager une multitude de situations, et vous allez voir qu’il avait une imagination débordante ! La question 106 en est un bon exemple : « Si, en l’absence de ta femme, sans que tu le saches et ta femme l’ignorant aussi, la sœur de ta femme est entrée dans ton lit, et tu as pensé qu’elle était ta femme et tu as couché avec elle, si tu as fait cela, tu pourras avoir ta femme légitime une fois la pénitence accomplie. Mais la femme adultère cependant devra subir le juste châtiment et être privée de mariage pour l’éternité ». Ou encore la question 107 : « As-tu forniqué avec deux sœurs, l’une ne sachant pas que tu avais souillé l’autre et toi ignorant que la deuxième était la sœur de la première ? Si oui, tu feras pénitence sept ans aux jours établis et après tu pourras avoir un mariage légitime ».
Burchard, propose ainsi diverses sentences pour expier les copulations illégitimes et on pourrait 
presque jouer au jeu des sept familles. Question 119 : « As-tu forniqué avec ta tante paternelle ou 
maternelle, ou avec la femme de ton oncle paternel ou maternel ? Si oui, tu feras pénitence dix ans aux jours établis, l’une d’elles au pain et à l’eau ; tant que tu vivras, tu ne seras jamais plus sans 
pénitence et tu demeureras sans espoir de prendre épouse, excepté si l’évêque te concède quelque miséricorde ». Ensuite, avec la belle-fille, la belle-mère et la fiancée de votre fils, c’est la pénitence 

jusqu’à la mort. Mais Burchard combat aussi les plaisirs solitaires et, au passage, prends bien le temps de décrire ce qu’il ne faut surtout pas faire : « As-tu forniqué seul avec toi-même, comme certains ont l’habitude de faire, en prenant dans ta main ton membre viril, et tirant ton prépuce et remuant ta propre main, de sorte que par ce plaisir tu as projeté ta semence ? Si oui, tu feras pénitence dix jours au pain et à l’eau » (123e question).
Grâce au pénitentiel de Burchard, nous découvrons une pratique sylvestre méconnue telle le péché du bout de bois percé, très rustique, très médiéval : « As-tu forniqué, comme certains ont l’habitude de faire, en mettant ton membre viril dans un morceau de bois perforé ou quelque chose de cette sorte, et par ce mouvement et ce plaisir tu as projeté ta semence ? Si oui, tu feras pénitence vingt jours au pain et à l’eau » (question 124).
Passons maintenant au péché dit de pédérastie qui, comme nous allons le voir, n’était pas aussi réprimé qu’on le pense, du moins pas durant les premières décennies du XIe siècle, au moment où Burchard rédige son pénitentiel. J’en profite pour vous dire que le vocable « homosexualité » est 
apparu seulement au XIXe siècle, ce n’était donc pas en ces termes que l’on qualifiait l’amour entre Gauvain et Lancelot, par exemple. L’intimité entre hommes était très liée à l’univers féodal et à l’initiation au pouvoir du jeune chevalier par son seigneur. De son côté, Jacques Le Goff, dans un chapitre intitulé Chevalerie et sodomie, reconnaît l’existence d’une homosexualité cléricale et monastique largement répandue durant tout le XIIe siècle. C’est seulement à partir du XIIIe siècle que se propage une littérature anti-sodomique faisant allusion à la destruction de Sodome et Gomorrhe et que l’amour charnel entre hommes, considéré comme une hérésie, condamnera ses adeptes au bûcher.




Saint Pierre Damien, Liber Gomorrhianus, v. 1048-54.

Mais pour Burchard, point de bûcher ! Dix à quinze ans de pénitence suffisent, comme le démontre la question 120 : « As-tu forniqué comme les Sodomites font, c’est-à-dire que tu as introduit ta verge dans le derrière d’un homme, t’accouplant ainsi avec lui suivant l’usage des Sodomites ? Si tu as une femme et que tu as fait cela une ou deux fois, tu devras faire pénitence dix ans aux jours établis, l’une 
d’elles au pain et à l’eau. Si tu as l’habitude de faire cela, tu devras faire pénitence douze ans aux jours établis. Si tu as perpétré le même crime avec ton frère de sang, tu devras faire pénitence quinze ans aux jours établis ».
L’évêque poursuit inlassablement ses petites questions indiscrètes et il semble même être force de 
proposition. Question 121 : « As-tu forniqué avec un homme entre les cuisses, comme certains ont l’habitude, en mettant ton membre viril entre les cuisses d’un autre et t’agitant ainsi jusqu’à déverser ta semence ? Si oui, tu feras pénitence quarante jours au pain et à l’eau ». Ou encore, « As-tu forniqué, comme certains ont l’habitude de faire, en prenant dans ta main la verge d’un autre, et l’autre la tienne dans sa main, et ainsi en alternant vous avez remué vos mains, de sorte que par ce plaisir tu as projeté ta semence ? Si oui, tu feras pénitence trente jours au pain et à l’eau » (question 122). Ce que je trouve sympathique avec le bon Burchard c’est sa façon de toujours dédramatiser avec son « comme certains ont l’habitude de faire »…
Poursuivons avec la question 154 et la découverte de l’existence d’un drôle d’engin qui a d’ailleurs traversé les siècles : le gode ceinture médiéval. Une fois encore je ne peux m’empêcher de penser que Burchard encourage presque la pratique en fournissant à son pénitent le mode d’emploi DIY, mais avec la mention « ne faites pas ça chez vous » : « As-tu fait ce que certaines femmes ont l’habitude de faire : tu as fait un objet ou un instrument en forme de membre viril, de la taille que tu voulais ; tu l’as lié avec une ceinture à la place de ton sexe, ou celui d’une autre ; et tu as forniqué avec d’autres femmes, ou les autres avec toi, avec cet instrument ou un semblable ? Si oui, tu feras pénitence cinq ans aux jours établis ». Sérieusement, Burchard… !





Fieschi Psalter, Cambrai ca. 1290-1295 (Baltimore, The Walters Art Museum, Walters Manuscript 
W.45, fol. 166v).

Le coquin continue sur le thème « L’amour est dans le pré », une pratique également attribuée à la gent féminine : « As-tu fait ce que certaines femmes ont l’habitude de faire : tu t’es placée sous une bête de trait et l’as provoqué à l’accouplement par quelconque moyen, et ainsi elle s’est accouplée avec toi ? Si oui, tu feras pénitence un carême, au pain et à l’eau, pour les sept années suivantes, et tu ne seras jamais plus sans pénitence » (question 158).


La reine Pasiphaé embrassant le taureau, The Book of the Queen, v. 1410-1414, Harley MS 4431, f. 116r, The British Library.

La malheureuse doit également se repentir si elle tente de séduire son homme en pimentant un peu la relation : « As-tu goûté la semence de ton mari, afin qu’il s’enflamme davantage d’amour pour toi grâce à tes agissements diaboliques ? Si oui, tu feras pénitence sept ans aux jours établis » (question 166). Côté séduction, le pénitentiel contient encore la recette d’un philtre d’amour énoncée ingénument par notre chef Burchard au détour de sa question 172 : « As-tu fait ce que certaines femmes ont l’habitude de faire : elles prennent un poisson vivant, l’introduisent dans leur vagin, et le tiennent là jusqu’à ce qu’il soit mort ; et après avoir cuit ou grillé ce poisson, elles le donnent à manger à leur mari pour qu’il s’enflamme davantage d’amour pour elles ? Si oui, tu feras pénitence deux ans aux jours établis ».
Enfin, Burchard est sur tous les fronts et fait même de la prévention contre la biture car l’alcool c’est le Mal. Alors, pour savoir si vous avez dépassé les bornes des limites, il suffit de répondre à la question 84 : « As-tu déjà tant bu que tu as vomi par ébriété ? Si oui, tu feras pénitence quinze jours 
au pain et à l’eau ». Le pire étant, bien évidemment, de picoler avant la messe : « As-tu vomi le corps et le sang du Seigneur par ébriété ? Si oui, tu feras pénitence quarante jours au pain et à l’eau » 
(question 86).


Tacuinum sanitatis, v. 1401-1500, Latin 9333, f. 96v, Bibliothèque nationale de France.

Une fois que le pénitent a répondu aux questionnettes et qu’il a dénombré ses divers péchés, il faut les expier. Et oui ! « Faute avouée est à demie pardonnée », ce n’est pas le credo de Burchard et la pénitence peut être rude, notamment si vous les cumulez… Heureusement, comme nous l’avons vu, le bon évêque impose généralement de simples jeûnes au pain et à l’eau, privant son pénitent de mets tels que les viandes, poissons, fromages, l’hydromel et la bière. Tout ceci est calculé selon le degré de péché : si jurer sur la tête de Dieu correspond à quinze jours de jeûne, pour un adultère vous prenez directement pour sept ans. S’ajoute à cela, selon la faute, d’autres châtiments tels que les mortifications corporelles, l’aumône, voire l’exil.
Pour conclure je laisse notre évêque – poète à ses heures – vous rappeler qu’en cas de récidive vous serez bons pour tout recommencer : « si aujourd’hui tu as accompli quarante jours de pénitence au pain et à l’eau pour une faute quelconque, et que tu recommences cette faute, la pénitence que tu as faite n’est pas valide, selon ce qui est dit : « Tel un chien qui retourne à son vomi, et la truie à son bourbier » ainsi sera le pécheur qui retourne à sa faute confessée précédemment » (question 51).
Allez, tous au jeûne ! 

Pour poursuivre la pénitence, lisez Burchard le Retour : Sus aux Païens !

1. « Si les hommes voyaient ce qui est sous la peau, la vue des femmes leur soulèverait le cœur : cette grâce féminine n’est que saburre, sang, fiel. Quand nous ne pouvons toucher du doigt un crachat ou de la crotte, comment pouvons nous désirer embrasser ce sac de fiente? ». Odon, abbé de Cluny, cité par Jean-Pierre Albert, Les belles du Seigneur, Communications, Paris, Seuil, 1995, p. 71


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