Comment peut-on être sado ou maso ?
Internet, les blogs, les magazines féminins et des romans comme 50 nuances de Grey ont démocratisé une certaine idée que le grand public se fait du « SM ». Pourtant, le vrai masochisme et le vrai sadisme relèvent de logiques très différentes…
C’est un sexologue, Richard von Krafft-Ebing qui, le premier, dans Psychopathia sexualis, en 1886, forge les termes de sadisme et de masochisme et les classes dans les psychopathies. Pour créer le concept de masochisme, von Krafft-Ebing s’appuie sur les turpitudes littéraires de Leopold von Sacher-Masoch, un écrivain autrichien dont l’œuvre foisonne de femmes aux formes opulentes bottées de rouge qui soumettent à leurs caprices et à la morsure du fouet les hommes. Le concept de sadisme est, lui, créé à partir du nom de l’écrivain et philosophe français Donatien Alphonse François de Sade, dont les textes sont remplis de personnages qui se vautrent dans le crime et font endurer à leurs victimes des sévices d’une cruauté d’autant plus inouïe que tout se déroule sur des pages et des pages.
En 1905, Sigmund Freud, dans ses Trois essais sur la théorie sexuelle reprend, dans son texte sur « les aberrations sexuelles », la classification de Krafft-Ebing, tout en s’écartant du point de vue pathologique. Les « aberrations sexuelles » sont à entendre comme des « déviations » de la génitalité, mais sans aucun jugement moral. En effet, dit Freud, ces « aberrations » sont présentes dans la sexualité infantile, chez tous les individus normaux. Freud fait du masochisme « l’orientation passive d’une pulsion de cruauté et d’agression sexuelle » et se demande si le masochisme « peut apparaître comme tel de façon primaire » ou bien s’il « ne naît pas plutôt régulièrement d’une transformation du sadisme » (1).
En 1919, dans le texte « Un enfant est battu », Freud, à partir de l’analyse de sa propre fille Anna, identifie, chez de nombreux patients névrosés, l’existence d’un fantasme où se fait jour l’idée d’avoir peut-être vu, un jour, dans l’enfance, à l’école, ou dans la rue, ou ailleurs, un autre enfant se faire battre. Ce fantasme, qui n’a rien à voir avec le fait d’avoir réellement assisté à des scènes de fustigation d’un camarade, d’un frère ou d’une sœur, produirait chez le patient, dit Freud, « une satisfaction auto-érotique voluptueuse ». Par là même, Freud fait du fantasme masochiste la résultante d’un fantasme sadique infantile premier : jouir d’être battu, c’est, avant cela, jouir d’avoir vu un autre battu. Par ailleurs, pour Freud, le désir d’être puni, et fustigé, renvoie au désir d’être aimé du père et d’être, sexuellement, possédé par lui, la fustigation étant alors vue comme un coït qui ne dit pas son nom. Plus tard, dans « Le problème économique du masochisme » (1924), Freud distingue trois types de masochisme : le masochisme érogène (qui procure une excitation sexuelle) ; le masochisme féminin (qui ne concerne pas exclusivement les femmes ; il renvoie à un masochisme érotique parfois agi, parfois fantasmé, où il est question d’être passif et de subir) ; le masochisme moral (une personne qui passe son temps à s’autoflageller moralement).
Freud a tendance à considérer qu’il y a une réversibilité du sadisme et du masochisme : le sadique est un masochiste qui s’ignore et inversement. On trouve, aujourd’hui encore, tout un courant psychanalytique qui croit à cette réversibilité. A contrario, un autre courant, qui s’appuie sur les enseignements du philosophe Gilles Deleuze, estime que ce parallélisme est un leurre. On ne peut envisager « sadisme » et « masochisme » comme des contraires ni comme des complémentaires. On a beau dire que le fantasme ultime de Sade était de se faire fustiger à son tour, jamais le vrai grand criminel sadique ne cherche un masochiste consentant : où serait la jouissance à détruire l’autre, à l’angoisser à l’en rendre fou, et à le mettre en pièces si, tout à coup, il se mettait à en redemander ? Quant au masochiste, c’est lui le véritable maître de la relation. Autrement dit, le masochiste tient les rênes du contrat : en éprouvant le maître dans sa maîtrise, en l’amenant au point où, précisément, le maître sent qu’il ne peut plus se maîtriser et maîtriser l’autre, lui apprend sur lui-même. Jacques Lacan apportera, à ce titre, dans ses travaux sur « Kant avec Sade », un éclairage sur ce que vise vraiment le sadique. Un vrai sadique n’est pas une personne qui veut abominablement faire du mal à l’autre. Un vrai sadique est celui qui cherche à angoisser l’autre et à le détruire psychiquement voire physiquement. De même, un masochiste n’est pas celui qui tire du plaisir de la douleur, mais une personne qui cherche à souffrir à un point tel que cela finisse par éprouver le maître.
Peut-on avoir des fantasmes sadiques ou masochistes, sans être sadique ou masochiste ? Il est rare qu’un grand masochiste vienne frapper à la porte d’un psy pour se plaindre de ce qu’il vit (2). Il peut, en revanche, y avoir des personnes qui demandent une analyse ou une thérapie pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le masochisme – l’alcool, la dépression, l’addiction, les troubles du comportement alimentaire… - et dont on découvre, progressivement qu’il existe une problématique masochiste évidente.
Il y a également, comme le dit la psychanalyste Joyce Mac Dougall dans son Plaidoyer pour une certaine anormalité (1978), beaucoup d’adultes consentants qui « décrivent une variété de scénarios érotiques, d’objets fétiches, de déguisements, de jeux sadomasochistes, qui sont des sortes d’espaces privés dans leur vie amoureuse et ne sont ressentis ni comme compulsifs ni comme indispensables pour atteindre le plaisir sexuel ». En d’autres termes, ce n’est pas parce que vous avez le fantasme de vous faire attacher par votre partenaire que vous êtes un masochiste. Inversement, ça n’est pas parce que vous aimez, de temps en temps, donner une petite fessée à votre partenaire consentant pendant que vous faites l’amour, que vous êtes un grand sadique. Les vrais sadiques et les vrais masochistes sont ceux qui ne peuvent atteindre la satisfaction sexuelle qu’en présence d’un scénario toujours unique et immuable, et pour qui le partenaire réel devient gênant pour la satisfaction du but sexuel. D’ailleurs, le but que poursuit un vrai sadique, ça n’est pas la jouissance sexuelle, mais la destruction de l’autre.
On trouve les petits pervers « sulfureux », on criminalise les grands…
Dans son livre sur la genèse du concept de perversion sexuelle au XIXe siècle, Les Déséquilibres de l’amour, Julie Mazaleigue-Labaste remarque qu’on a destigmatisé les « petites perversions ». Du coup, les « grandes perversions » s’en trouvent criminalisées et psychiatrisées. D’un côté, on accepte l’existence de « jeux SM » dans des espaces tolérés et on donne au BDSM (Bondage Discipline Sado Masochisme) via la publicité, certains films et livres grand public, un côté « canaille et sulfureux sympa », « tendance » et « hype ». Par exemple, on a vu un magazine féminin grand public faire sa couverture avec un très prosélyte : « Osez le SM en douceur ». De l’autre, on fait grand cas de procès impliquant de grands pervers qui se sont livrés à des actes d’une monstruosité inouïe. Citons, par exemple, le procès du cannibale allemand Armin Meiwes, plus connu sous le nom de « cannibale de Rotenbourg », qui avait rencontré, en 2001, via internet six victimes potentielles et qu’il n’avait plus souhaité manger, pour des raisons multiples : elles étaient trop grosses ou trop vieilles… Meiwes était finalement tombé sur Bernd Juergen Brandes, un ingénieur berlinois de 43 ans. Ils couchèrent ensemble. Puis, l’ingénieur berlinois se laissa sectionner le pénis par Meiwes. Après quoi, ils le mangèrent ensemble. Puis, Meiwes tua Brandes et le découpa. L’ensemble de la chose, intégralement filmée par Armin Meiwes, dura… neuf heures. Le mangeur et le mangé partageaient un désir de cannibalisme qui remontait à leur plus tendre enfance. Tout petit déjà, Brandes voulait être mangé. Le cannibale, pour sa part, avait, racontera-t-il au cours du procès, dès l’âge de 8 ans, conçu le projet de tuer et de manger certains de ses camarades de classe. S’il n’est pas question d’excuser un tel comportement, la psychanalyse peut l’expliquer.
Ce à quoi un enfant a dû résister
Jouir de détruire (le sadique) ou jouir d’angoisser l’autre en se faisant traiter comme un objet (le masochiste), comment cela est-il possible ? Souvent, les personnes totalement étrangères aux pratiques sadiques ou masochistes se demandent « mais comment peut-on jouir de faire souffrir ? » « ou jouir de souffrir à ce point ? » Selon le paradigme psychanalytique, cela donne la juste mesure de ce à quoi un enfant a dû résister. Ce qu’un adulte est en train de répéter comme manœuvre de survie quand il est en train de jouir d’angoisser l’autre ou quand il jouit de le détruire, revient à renverser une situation d’impuissance atroce vécue dans l’enfance ou une situation d’emprise démoniaque et étouffante.
C’est comme ça que l’on voit des enfants battus ou humiliés de façon quotidienne, qui, devenus adultes, vont triompher et exulter de pouvoir se faire poser des pinces à linge sur les parties génitales. Il y a un mythe de la jouissance de la douleur qui est encore très vivace : la décharge d’endorphines libérée par le cerveau, lorsque nous avons mal, créerait en nous, au bout de quelques minutes, selon les sujets, une habituation à la douleur. Certains psys vont du reste dire qu’il peut y avoir, chez leurs patients masochistes, une addiction « toxicomaniaque » à la douleur : cette dernière ferait jouir le masochiste comme un produit toxique dans les veines. Pour d’autres, si on ne peut nier ce substrat neurologique, néanmoins, il faut comprendre que les masochistes triomphent de la douleur alors qu’ils ont très mal, et c’est ce triomphe qui est une jouissance. L’orgasme masochiste, c’est donc l’orgasme du triomphe moral.
*
Plaisir ou maladie ?
Sur le plan psychiatrique, les pratiques sadiques et masochistes sont toujours pathologisées. En 1962, dans la deuxième édition du Manuel Diagnostique et Statistique (DSM-II) de l’Association américaine de psychiatrie, on trouve le masochisme et le sadisme aux côtés de l’homosexualité, du transvestisme, ou du fétichisme, par exemple, classés parmi les « déviances sexuelles », au même titre que la pédophilie. C’est en 1980 que le DSM-III les range sous le vocable de « paraphilie », soit une préférence sexuelle inhabituelle. Dans le DSM-5 (2013), pour qu’une paraphilie soit diagnostiquée, l’objet de la déviance doit être la seule et unique source de gratification sexuelle pendant une période d’au mois six mois et causer une détresse clinique notable ou un handicap dans le domaine social, professionnel ou autres domaines fonctionnels importants, ou impliquer une violation du consentement d’autrui. La Classification internationale des maladies (CIM-10) continue toujours, très bizarrement, pour sa part, à parler de sadomasochisme : « Préférence pour une activité sexuelle qui implique douleur, humiliation ou asservissement. Si le sujet préfère être l’objet d’une telle stimulation, on parle de masochisme ; s’il préfère en être l’exécutant, il s’agit de sadisme. Souvent, un individu obtient l’excitation sexuelle par des comportements à la fois sadiques et masochistes. »
L’opinion des psychanalystes contemporains sur les pratiques liées au sadisme ou au masochisme est très variée. Certains (par exemple Charles Melman dans L’Homme sans gravité, ou, dans une moindre mesure, Colette Chiland dans ses travaux sur le transsexualisme) semblent toujours porter sur la question un jugement très moralisateur, surtout quand il s’agit de pratiques expérimentées par des personnes LGBT. Cela relèverait toujours d’une folie, d’une anormalité, d’une déviance. Pour d’autres (par exemple Alberto Eiguer, Serge Hefez, Jacques André), on trouve l’idée que ces pratiques puissent parfois relever, quand elles ont lieu entre adultes consentants, d’une éthique et d’un style organisateur de la subjectivité. Style qui peut être, parfois, il est vrai, très dangereux, mais nullement irrationnel, contradictoire, ou aberrant.
Sarah Chiche
NOTES
1. Sigmund Freud, Le Masochisme, Payot et Rivages, 2011.
2. Contre-exemple : « Cas de masochisme pervers : esquisse d’une théorie », raconté par Michel de M’Uzan, en 1972.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire