«Lorsqu'elles disent “non”, les femmes pensent “oui”»: le déni du consentement, une tradition bien ancrée
La résistance des femmes aux assauts sexuels des ces messieurs a longtemps été perçue comme un acte feint, destiné à pimenter le jeu érotique et à flatter la force masculine.
«Si elle n'a pas crié, elle était consentante», «Après tout, c'est elle qui est montée dans la chambre», «Malgré ses 11 ans, elle n'avait qu'à résister si elle n'avait pas envie», «Elle portait une tenue provocante».
Salopes, frigides, vierges chastes ou nymphes séductrices, la sexualité a été, pendant des siècles, l'unité de mesure définissant la valeur des femmes. Vierges, elles étaient contraintes de sauvegarder un hymen protecteur et valorisant. Mariées, elles étaient tenues de consentir au désir de leur époux.
Le devoir conjugal a jalonné l'existence des femmes pendant presque deux millénaires. Leurs désirs ont été passés sous silence, leur consentement ignoré, leurs voix n'ont jamais trouvé d'écho: des siècles durant, leurs corps ont appartenu aux hommes.
Histoire du consentement – Du silence des siècles à l'âge de la rupture, de Maëlle Bernard, publié chez Arkhê le 1er octobre 2021, se penche sur l'intimité des femmes et des hommes du passé et tente de redonner une voix à celles qui en ont longtemps été privées dans l'histoire. Nous en publions ici un extrait.
L'érotisation de la résistance féminine
La résistance féminine a une signification ambiguë dans l'imaginaire du siècle des Lumières. Accompagnée de cris elle est la preuve de l'absence de consentement, mais, plus discrète, elle est un jeu érotique qui fait partie de la séduction au féminin. Les dictionnaires de l'époque la conçoivent comme une «action par laquelle on se défend, on résiste à une puissance qui attaque [mais cela] se dit aussi des refus d'une maîtresse».
Attitude féminine par excellence, la littérature libertine l'impose comme un topos littéraire. Sous la plume de Crébillon, grand représentant de ce courant, la résistance devient une stratégie de séduction que les femmes manient à la perfection. Le séducteur doit alors passer outre ces réticences feintes, imposer l'acte sexuel, ou craindre que sa partenaire s'offense de sa retenue, qui signifierait une absence de désir. Le docteur Mahon, qui enseigne la médecine légale à l'École de médecine de Paris dans le courant du XIXe siècle, abonde dans le même sens: la relation sexuelle ne peut être imaginée et réalisée sans une résistance féminine dont l'amant doit triompher. C'est ce qu'il appelle les combats de l'amour. Certains vont même plus loin en affirmant que les femmes apprécient quand leurs amants font preuve de violence. Pierre de Bourdeille, un militaire et écrivain français mieux connu sous le nom de Brantôme, affirme déjà, au XVIe siècle, que ces dernières «ayment les hommes de guerre toujours plus que les autres, et leur violence leur en fait venir plus d'appétit».
Résister serait donc typiquement féminin. À l'homme d'attaquer, à la femme de succomber. Dans Les Amours du chevalier de Faublas, l'un des derniers romans libertins français, Jean-Baptiste Louvet de Couvray joue sur les genres et fait passer ses personnages d'homme à femme sans retenue. Le protagoniste, le fils du baron de Faublas, se travestit à maintes reprises, sous le nom de Mlle du Portail. Lors de ses aventures avec des femmes qui se prêtent au même jeu que lui, les rôles genrés sont maintenus. Le chevalier devenu femme résiste alors que son amante, la marquise de B***, devenue homme –elle se fait appeler le vicomte de Florville– fait preuve d'insistance.
Jacques-Louis Ménétra viole les femmes et se complaît dans l'idée que celles-ci y prennent du plaisir, malgré la résistance qu'elles lui opposent.
La violence en tant qu'ingrédient du jeu érotique amène la société du XVIIIe à siècle à voir dans la résistance une attitude feinte, utilisée pour attiser l'ardeur des hommes et valoriser leur force. Les protestations des femmes ne seraient qu'un moyen d'exciter l'esprit combatif de leur partenaire. Pour Jean-Jacques Rousseau, célèbre philosophe des Lumières, la résistance feinte des femmes ferait naître le désir masculin et serait donc liée à la perpétuation de l'espèce. Cette «comédie de la résistance» irrigue l'imaginaire collectif.
Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier, viole les femmes et se complaît dans l'idée que celles-ci y prennent du plaisir, malgré la résistance qu'elles lui opposent. Sur le chemin d'Angers, une des destinations de son Tour de France et alors qu'il voyage paisiblement avec un Rennais, il rencontre un petit berger et une jeune bergère «en action». Lorsque ce dernier les voit, lui et son compagnon, il s'enfuit et laisse sa partenaire à leur merci. Alors que le Rennais décide de poursuivre le jeune berger, Ménétra choisit de s'amuser avec la fille «moitié bonne volonté, le reste de force».
Ce topos littéraire se retrouve également dans l'iconographie. Michel Garnier peint, en 1793, une toile intitulée La Douce résistance. Dans un intérieur luxueux, un homme est assis sur un divan bleu roi et retient de sa main droite la robe rose poudrée d'une jeune femme au-dessus de lui. Cette dernière repousse le galant de sa main gauche tandis que sa main droite tire une corde, dans le but d'appeler ses domestiques au secours. Alors que les gestes féminins semblent décidés, le galant retient fermement celle qu'il convoite, sentant certainement que s'il relâche son étreinte, il la perdra.
Déjà présente à l'époque médiévale dans les discours des chevaliers arthuriens assurés que les femmes recherchent le viol, l'érotisation de la résistance féminine est également sous-entendue dans le crime de rapt, au XVIe et au XVIIesiècle. Si la jeune fille est ravie (enlevée) c'est parce qu'elle ravit son ravisseur, c'est-à-dire qu'elle provoque joie, admiration ou étonnement –volontairement ou non, en raison de sa nature. De même, si le rapt ravit (enchante) le ravisseur il peut également enchanter la victime en question: le glissement sémantique entre le fait d'être ravie (enlevée) et ravie (enchantée) permet donc de faire croire que toute jeune fille serait ravie d'être ravie.
La constante remise en cause de la résistance féminine
Parce qu'elle est érotisée et donc considérée comme feinte, la résistance féminine est perpétuellement remise en cause. Si l'érotisation ne suffisait pas, d'autres arguments sont avancés par les hommes pour nier encore l'absence de consentement des femmes: les femmes seraient avides de relations sexuelles et alors qu'elles disent «non», elles pensent en réalité «oui». Cette avidité sexuelle trouve –entre autres– ses racines dans les théories médicales.
La théorie des humeurs est toujours en vigueur au début de l'Ancien Régime; celle-ci, basée en partie sur les écrits antiques de Galien et d'Aristote, décrit la femme comme un être froid et humide, qui serait l'équivalent inférieur de l'homme, chaud et sec. En raison de la froideur de leur organisme, les femmes n'auraient pas réussi à pousser leurs parties génitales en dehors de leur corps –comme y sont parvenus les hommes grâce à leur chaleur– ce qui explique qu'elles ont un sexe similaire à ces derniers, mais en dedans.
C'est à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe qu'un changement de paradigme s'opère. L'enseignement des Anciens est bouleversé par la valorisation de l'observation et de l'expérimentation. La dissection et le microscope font désormais fureur dans le corps médical, permettant de nombreuses avancées en anatomie, les ovaires sont découverts en 1660, les spermatozoïdes en 1677. L'anatomie féminine est peu à peu mieux comprise même si le corps féminin devient aux yeux des médecins «l'empire de l'utérus». Ce dernier commanderait tous les organes –le cerveau, l'estomac, les seins, le teint ou les lèvres. Quand celui-ci se trouve en état de manque de rapports sexuels, il se déplace dans le corps et peut causer des dommages irréversibles, notamment en se fixant sur d'autres organes.
Les hommes au XVIIIe siècle ont du mal à concevoir les raisons pour lesquelles une femme refuserait leurs avances.
Ambroise Paré, célèbre chirurgien et anatomiste français valorise, dès le XVIesiècle, le rôle de l'utérus, qu'il appelle «matrice». Il décrit cet organe vivace et gourmand dans son Livre de la Génération: «Or, pour le dire en un mot, la matrice a ses sentiments propres, hors de la volonté de la femme; de maniere qu'on la dit estre un animal, à cause qu'elle se dilate et accourcit plus ou moins, selon la diversité des causes. Et quand elle desire, elle fretille et se meut, faisant perdre patience et toute raison à la pauvre femmelette, luy causant un grand tintamarre.»
Cette domination de l'utérus fait donc des femmes des êtres lascifs, mus par la lubricité et qui ont besoin de relations sexuelles pour survivre. Les hommes au XVIIIe siècle ont ainsi du mal à concevoir les raisons pour lesquelles une femme refuserait leurs avances. Peu d'auteurs parviennent à décrire simplement l'absence de consentement de leur partenaire sans y chercher d'autres raisons qu'une simple absence de désir.
Le plus souvent, les hommes voient dans le refus féminin une volonté de sauvegarder une quelconque vertu. Le chevalier de Faublas –que nous avions laissé en compagnie de la marquise de B***– interprète ainsi les refus de Sophie, son grand amour durant tout le roman. Lors de leur rencontre, la jeune fille a 14 ans et lui 15; alors que celui-ci tente de la séduire avec acharnement, elle refuse ses avances sans faillir. Le chevalier interprète ces refus comme les fruits d'une vertu qu'elle souhaite sauvegarder et dont il doit triompher s'il souhaite parvenir à ses fins…
Source : https://www.slate.fr/story/219933/bonnes-feuilles-histoire-du-consentement-maelle-bernard-arkhe-resistance-feminine-acte-sexuel-violence-erotisation-jeu-seduction